La littérature scientifique a aujourd’hui largement montré que les cartes sont le fruit de choix, de sélections et d’interprétations qui portent une vision du monde, souvent liées à des rapports de domination. Parfois perçue comme de simples outils de représentation, les cartes sont pourtant des instruments de pouvoir, comme l’ont souligné JP Fourmentraux (2022) ou encore Yves Lacoste (1976). Parmi les exemples historiques de ce phénomène, on peut ici rappeler les plus connus : les premiers altas européens comme celui de Mercator, qui accompagnaient et légitimaient l'expansion coloniale ; ou encore le redécoupage des frontières africaines sans consultation des populations locales lors de la conférence de Berlin (1884-1885), qui scella durablement les fractures territoriales du continent.
La prise de pouvoir par la carte ne s’est pas arrêtée au 21ème siècle. Ce qui a changé en revanche, ce sont les moyens de communications et de diffusions de l’information, via les réseaux sociaux et les médias d’informations en continue. Ainsi, quand certains Etats instrumentalisent les cartes ou le langage cartographique, les réactions se diffusent plus vite et avec plus d’ampleur. L’épisode du « Sharpie-Gate », en 2019, va dans ce sens. Dans quelle mesure le Sharpie-Gate permet-il de comprendre que la carte peut être mobilisée comme un outil de pouvoir pour servir une intention politique plutôt qu’un objectif scientifique ?

Crédit photo: Jim Watson/AFP/Getty
En septembre 2019, le président américain Donald Trump présente une carte officielle de la NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration) montrant la trajectoire de l’ouragan Dorian, mais modifiée au feutre noir. Ce « Sharpie-Gate » semble anecdotique, pourtant, il révèle un phénomène plus significatif. La carte n’est plus seulement un outil scientifique. Elle devient un instrument politique capable de brouiller les frontières entre faits réels et volonté politique.
Le premier enjeu du Sharpie-Gate est la fragilité des vérités scientifiques face au discours politique. En ajoutant un trait de feutre, Trump remplace un fait mesurable par une affirmation personnelle. La carte, qui devait informer, sert ici à soutenir une parole politique. Le geste paraît simple, presque anodin. Mais il révèle une dynamique plus profonde : La volonté de faire coïncider l’image avec le discours politique à tout prix. Dès que la carte est brandie publiquement, elle cesse d’être un simple outil de connaissance pour devenir un objet politique, un accessoire symbolique destiné à produire de la croyance avant de produire du savoir. C’est ce brouillage volontaire qui nourrit tout l’enjeu du Sharpie Gate, car il montre à quel point le statut de la carte, longtemps considérée comme une preuve neutre ou objective, se trouve déstabilisé quand un pouvoir exécutif revendique le droit de redéfinir ce qu’elle montre. À travers ce geste, Trump affirme que la représentation du monde peut se plier à la volonté du dirigeant, et donc que la vérité géographique n’existe pas en dehors de sa validation. Cette transformation du rôle de la carte, qui n’est plus un miroir du réel mais un instrument d’affirmation politique, prépare une remise en question des institutions chargées de produire ces cartes.
Ce geste remet en question l’autorité de la NOAA, l’agence scientifique responsable des prévisions météorologiques. En modifiant une carte produite par des experts, Trump montre que la vérité ne vient plus des institutions techniques, mais du pouvoir politique lui-même. La NOAA, pourtant reconnue pour sa rigueur et son expertise, se retrouve indirectement sommée de justifier rétroactivement la modification présidentielle. Le pouvoir politique exige alors d’une agence scientifique qu’elle adapte son discours, non pas aux données ou aux méthodes scientifiques, mais au récit politique. La NOAA, pourtant chargée de protéger la population, se retrouve contrainte de publier un communiqué ambigu validant les propos du président (à voir ici ou ici) malgré les voix qui se sont levées. Certains commentateurs comme Robert Reich ont pu qualifier les propos et actions de Trump comme « irrationnels » (ici) ; un autre journaliste américain, Timothy L. O’Brien le qualifie d’ « instable » (ici).
Cette pression révèle une dynamique inquiétante. La science se retrouve mise au service d’une narration politique, et non l’inverse. Ce rapport de force crée un précédent dangereux, où les institutions scientifiques apparaissent vulnérables, exposées aux exigences d’un pouvoir qui instrumentalise leur autorité pour légitimer un quelconque discours.
L’affaire démontre finalement que la carte contemporaine est devenue un objet de communication politique capable d’imposer des croyances collectives. Les réseaux sociaux et les médias amplifient immédiatement l’image de la carte modifiée et elle devient virale. Ce phénomène montre qu’avec les réseaux sociaux, les cartes circulent rapidement parfois détachées de leur contexte scientifique. Elles deviennent des images parmi d’autres, exposées à des manipulations et des interprétations multiples (C. Robinson, 2019). Le Sharpie Gate montre à quel point une intervention minime (un simple trait) peut produire un effet massif dans l’espace public, car elle s’insère dans un contexte où la frontière entre information réelle et opinion devient invisible. Le pouvoir de la carte réside désormais autant dans ce qu’elle montre que dans ce qu’elle raconte. Elle devient un dispositif narratif, capable de faire exister une vérité alternative si elle est suffisamment répétée, partagée et mise en scène.
L’étude de ce cas apporte une réponse claire : la carte, parce qu’elle jouit d’un statut de vérité visuelle, peut être manipulée pour produire une réalité alternative. Le Sharpie Gate rappelle que la cartographie contemporaine doit être pensée comme un espace où s’affrontent savoirs scientifiques, stratégies politiques et récits médiatiques. C’est cette tension, toujours actuelle (par exemple les cartes publiées par la Russie qui montrent de nouvelles frontières autoplocamées du coté de l'Ukraine qui diffèrent de celles reconnues internationalement, la carte de « la ligne à dix traits » produite par la Chine censée délimiter sa souveraineté sur presque toute la mer de Chine méridionale etc.) qui fait de la carte un outil de pouvoir.
Bibliographie
- Jean-Paul Fourmentraux, 2022 « Cartographies politiques : art, technologies, (contre)pouvoir », Critique d’art [En ligne], pp 58-72, consulté le 30 octobre 2025. URL : http://journals.openedition.org/critiquedart/91744 ; DOI : https://doi.org/10.4000/critiquedart.91744
- Viau, B. (1978). Review of [Lacoste, Yves (1976) La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre. Paris, Maspero, 187 pages. Petite coll. Maspero no. 165.] Cahiers de géographie du Québec, 22(55), 98–99. https://doi.org/10.7202/021378ar
- The Sharpie is mightier : Trump mocked after that map of Dorian’s path, 2019, Euronews
- Anthony C. Robinson, Design, Dissemination, and Disinformation in Viral Maps, GeoVISTA Center, Department of Geography, The Pennsylvania State University, 2019, URL: https://ica-abs.copernicus.org/articles/1/314/2019/ica-abs-1-314-2019.pdf